Stéphane Rullac - AE #19

Lors de votre intervention pour les 10 ans du Réseau Santé et Solidarité vous avez expliqué que l’abrogation des dispositions législatives à la répression de la mendicité et du vagabondage en 1992 avait déporté la problématique des « SDF » du juridique vers le champ social ?
En effet le Code Napoléon a été refondu en 1992 et l’abrogation des délits de vagabondage et mendicité a totalement modifié la donne : autrefois la police réalisait des « rafles » de « mendiants » ou de « vagabonds » qui étaient conduits dans des dépôts de mendicité comme à Nanterre. Après 1994, avec notamment le choc de la mort de plusieurs personnes à la rue en hiver, un processus politique institutionnel se met en place avec la création de l’urgence sociale, dès 1992, puis d’un service public de l’accès à l’hébergement (le secteur AHI pour Accueil Hébergement Insertion), avec la mise en œuvre du SIAO (Service Intégré d’Accueil et d’Orientation), dès 2010. Ce dispositif d’aide sociale a finalement permis de définir un groupe, qu’on nomme aujourd’hui par l’acronyme « SDF », reconnu sur leur seul point commun de ne plus disposer d’un habitat pérenne. Or ce dispositif d’aide apporte une réponse unique à un groupe infiniment complexe, avec des problématiques extrêmement différentes : du SDF qui est « enfermé » à la rue, à la personne qui souffre de troubles psychiques, en passant par les populations migrantes ou les familles avec enfant. Ces demandes extrêmement différentes entrent en compétition dans le dispositif, et ceci au détriment des plus démunis, les « fous » ou les « clochards alcooliques », qui peinent à avoir accès à un dispositif engorgé et qui reste organisé sur le mérite…
 
Votre discours est très polémique ?

J’en ai conscience ! Les personnes qui animent ce dispositif social (et j’en fais partie car avant d’être anthropologue, j’étais éducateur), le font dans de bonnes intentionnalités, mais les jeux sont faussés dès le départ. Le système d’aide souffre d’embolie parce qu’il n’a pas été pensé dans une stricte équation besoins / réponses. Ce dispositif vise aussi à mener une régulation sociale de la déviance sociale que constituent toujours les mendiants et les vagabonds, qui ne peuvent plus être punis par des délits qui n’existent plus. C’est alors le secteur AHI qui reprend cette fonction sociale en intégrant un mal-fonctionnement comme une forme moderne de mal-traitance.  Le corps social s’y retrouve globalement mais les usagers et les travailleurs sociaux, non.

Est ce que vous avez une analyse particulière par rapport à la psychiatrie ?
Oui. Les personnes en difficultés psychiques sont les grands perdants du système. Les hôpitaux psychiatriques ont été amenés à réduire le nombre de lits et donc leur accueil. Dans un dispositif social avec une seule porte d’entrée, qui va-t-on choisir entre une famille avec un enfant et un fou ? Le « fou » est le plus vulnérable, considéré comme le plus dangereux et souvent le plus seul. En parallèle le secteur psychiatrique se trouve « engorgé » lui aussi, et doit « traiter » des problématiques sociales. Nous appelons cela « l’Effet Matthieu »* : les personnes les plus faibles s’éloignent du dispositif qui a été créé pour eux.

C’est un peu déprimant pour un travailleur social ?!
Notre pays est celui qui donne en Europe le plus de moyens à son dispositif d’aide sociale, qui repose sur une technicisation complexe. Pour autant, la profession de travailleur social est immature, la société ne la reconnaît pas comme experte en son domaine, et on délègue à d’autres la pensée du système, notamment les sociologues et les psychologues. Il y a pourtant 1 200 000 travailleurs sociaux en France ! Une refonte de la formation des travailleurs sociaux est nécessaire : il faudrait diminuer les 14 métiers, les renforcer en expertise et en connaissance scientifique, le tout dans une harmonisation européenne de la formation supérieure qui exigence une montée en légitimité des formations professionnelles.

stephane-rullac.blogspot.fr

*repéré il y a 50 ans par le sociologue américain Merton, l’effet Matthieu fait référence à la citation de Saint Matthieu : « À celui qui a, il sera beaucoup donné et il vivra dans l’abondance, mais à celui qui n’a rien, il sera tout pris, même ce qu’il possédait. »

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