Roland Gori - AE #13

Roland Gori est Professeur émérite de Psychopathologie clinique à l’Université d’Aix-Marseille (AMU) et Psychanalyste Membre d’Espace analytique. Engagé dans les débats actuels, il a notamment lancé en décembre 2008 le mouvement de « L’appel des appels » qui invite les professionnels du soin comme de la justice, de l’enseignement ou de la culture à échanger pour mieux réagir aux logiques de normalisations. Il évoque ici son ouvrage à paraître en février 2014 aux Editions Les liens qui libèrent : « Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux ? »
 

Commençons : Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux ?!
Certainement pas !! Le citoyen de nos sociétés technico-démocratiques se voit promettre le « bonheur », ou plus récemment un bonheur sous la forme atrophiée de la « sécurité » ou plus exaltée de la « croissance », à condition de bien se comporter comme les « experts » le lui prescrivent ou le lui suggèrent. Nous sommes aujourd’hui dans une forme dégénérée de démocratie, ce que j’appelle la démocratie d’expertise et d’opinion, où ce qui faisait la substance véritable de la démocratie, la liberté politique, est en train de disparaître ou du moins de se réduire à la liberté de faire à peu près ce que l’on veut si cela ne gêne pas l’ordre social. La « religion du marché », comme la nommait Pasolini, incite à l’hédonisme de masse et à la jouissance immédiate des relations « liquides » propres à nos sociétés de la marchandise et du spectacle. Au nom du bonheur ou de la sécurité c’est une forme atrophiée de liberté qui est proposée : la liberté privée, esseulée et quasiment masturbatoire de la consommation. A condition d’obéir aux normes des dispositifs de soumission et de contrôle de notre civilisation, que l’on nomme évaluation, et qui ne sont rien d’autres que des appareils, des instruments qui fabriquent de la servitude volontaire. Ces dispositifs ont pour vocation sociale d’introduire la logique des marchés dans l’ensemble des activités humaines en ne considérant leurs valeurs que sous l’angle du prix, du quantitatif, de leur procédures, bref d’une pensée des affaires et du droit. Cette forme de rationalité que je nomme pratico-formelle est indispensable au développement des différentes formes de capitalisme, et a accru ses exigences formelles et déshumanisantes avec le capitalisme financier. 

Vous évoquez dans l’un de vos ouvrages la « santé totalitaire » : faut-il renoncer à la santé pour être libre ?
Comme le remarquait déjà le philosophe Canguilhem la santé est une notion vulgaire qui mélange des valeurs médicales, sociales, psychologiques et culturelles. Donc le sanitaire qui est une espèce d’hygiène du corps social des populations ne peut pas être confondu avec le médical qui soigne la maladie et le malade. Or dans nos sociétés et depuis la fin du XVIIIe siècle on assiste à une médicalisation de l’existence qui normalise les comportements, traque les individus dans la moindre de leurs anomalies, capte et façonne les manières de vivre. C’est l’idéologie sanitaire qui nous prive de la liberté, pas les prodigieuses avancées de la médecine ou des soins.

Vous donnez de nombreuses clefs pour la compréhension des débats sur le DSM…
C’est l’exemple même où le soin a laissé la place à la maintenance sociale et où au nom d’une prétendue objectivité on a transformé les professionnels de la santé mentale en instruments d’un pouvoir politique qui fait de l’homme un instrument, une machine. Du coup même si les DSM sont des grilles débiles, frustes, simplistes pour rendre compte des souffrances psychiques et sociales, leur langage de machine, leur structure statistique, leur fonction de repérage des facteurs de risques de « déviances », même minimes, sont parfaitement compatibles avec les normes de gestion politique et sécuritaire des populations et celle des industries du médicament et de surveillance.

Comment percevez-vous ces débats très médiatisés ?
Ils sont le propre de nos sociétés d’opinion où le politique commet la lâcheté de céder aux lobbies, quels qu’ils soient, et abandonne ses convictions éthiques et humanistes au profit d’une logique d’audimat, de popularité de mauvais animateurs de télé.

Quelles réflexions suscitent pour vous le rapport Robiliard sur la santé mentale ?
Franchement pas grand chose car on reste quand même dans une logique technocratique qui confie aux ARS le soin de piloter la politique des soins. Il vaut mieux attendre des mesures concrètes pour savoir si le pouvoir rend aux professionnels et aux patients la responsabilité des soins. Si les pouvoirs demeurent technico-adminitrativo-gestionnaires on aura à peu près rien gagné au change, comme à l’université, on continuera à faire du sarkozysme sans Sarkozy.

Et si vous deviez envoyer un message (de coach !) à 1400 professionnels de la santé mentale via ce magazine ?
Je leur dirais qu’aujourd’hui l’avenir de la démocratie se joue en grande partie sur la scène des métiers, pas seulement de l’emploi, et des services qu’ils rendent. Insidieusement la technique, qui est une chose formidable, a vaincu la démocratie, les débats qui la conditionnent, la liberté qu’elle exige et l’angoisse de l’imprévu qu’elle affronte. Il y a du « politique » dans tous les métiers et aujourd’hui ce « politique » tend à se réduire à l’hégémonie culturelle néolibérale dont les évaluations sont les rituels, le cérémonial. C’est sur ce terrain que le destin de cette guerre des civilisations va se jouer.

Vous êtes venus nous rendre visite pour Cité philo dernièrement, qu’avez-vous pensé du public lillois ?!
Sympathique, intéressé, attentif, généreux dans son écoute attentive.

/sites/default/files/styles/en_tete/public/2018-09/bandeau_AE13_resocialisation-des-patients_epsmal.png?itok=SqtDYrPH