Florence Aubenas - AE #05

Journaliste française, elle a effectué la plus grande partie de sa carrière au sein du quotidien Libération comme grand reporter jusqu’à son départ en 2006 pour l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur. Lors d’un reportage en Irak, en 2005, elle a été retenue en otage pendant plusieurs mois. Le 2 juillet 2009, elle a été élue à la tête de l’Observatoire international des prisons (OIP). Elle est l’auteur du Quai de Ouistreham.

Avec Le quai de Ouistreham, vous vous êtes glissée dans la peau d’une autre ?
Quand j’ai fait le vœu de journalisme j’avais l’image de Winter Walras en tête, ce journaliste allemand auteur de « Tête de turc » qui se glisse dans la peau d’un turc. J’avais envie de jouer quelque chose de moi comme lui, de vivre à côté de ma vie pendant un certain nombre de mois. Au moment de la crise économique de Wall Street en 2008, je me suis interrogée sur les répercussions en France : qu’est-ce qui adviendrait à une femme de 48 ans qui serait au chômage et chercherait du travail ?

Comment comprenez-vous que personne ne vous ai reconnue alors que quelques années plus tôt votre prise d’otage avait été tant médiatisée ?
J’ai choisi Caen, ville ni trop grande ni trop petite, au passé industriel et paysan : la France « normale ». L’avantage était que je ne connaissais personne, mais je n’ai pas changé de nom, un tout petit peu d’apparence physique. Mon petit cercle au courant de l’expérience ne croyait pas que ça marcherait ; mais dès qu’on sort de Paris, qu’on quitte la bulle médiatico-médiatique, qu’on est dans un tout autre contexte, le cerveau ne fait pas le lien ! Quand on se présente comme en bas de l’échelle, on est vu que comme ça : le nom se gomme.

Comment revenir à soi après une telle expérience ?
Quand on revient à Paris, le voyage est dans le bon sens : redevenir journaliste à Paris, avec un salaire, des amis, ce n’est pas si dur, c’est même un rêve. Quand vous êtes une femme grand reporter, vous êtes fêtée comme femme, avec toutes les chinoiseries qui vont avec. C’est plutôt la dégringolade qui est compliquée : ma vraie découverte en « devenant » femme de ménage, est celle de la difficulté de la condition féminine. Être une femme à un certain âge est un handicap ; je pensais que le problème était plus réglé mais la condition de femme reste un vrai enjeu social. Huit précaires sur dix dans l’emploi sont des femmes ; et les femmes finissent par accepter le miroir que leur renvoie la société.

Devenue voix pour les sans voix, dans l’univers des précaires, avez-vous rencontré des personnes souffrant de troubles psychiques ?
En France, je pense que le trouble psychique est très mal pris en compte. On voit dans la rue, dans la vie, des gens qui souffrent de troubles psy et qui sont mal jugés. Le trouble est pris comme un trouble de caractère : «  cette personne n’a qu’à faire un effort ! ». La psy n’a pas pénétré toutes les couches de la société, elle effraie encore beaucoup. Se voir désigner comme quelqu’un « à soigner » fait peur. Dans mon expérience de Caen, une femme me parlait de sa fille qui voyait l’orthophoniste à l’école ; au bout d’un moment j’ai décrypté que ce que la maman appelait «  orthophoniste  » était en fait un psychologue. Elle avait peur que ce soit mal pris par la famille, et sa propre fille. La psy est perpétuellement dans cet entre-deux : faire une grosse dépression dans la pub à Paris, c’est très chic ; à Caen quand vous êtes femme de ménage, vous êtes juste une flemmarde.

Quel rapport entre Caen et les 157 jours de captivité en Irak ?
Beaucoup de gens font le lien avec l’Irak, certains m’ont fait remarquer que Ouistreham a duré exactement le même temps. Je dois vous avouer quelque chose : je n’ai jamais vu de psy de ma vie mais de fait je devrais peut-être consulter car je n’avais jamais fait la relation !

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