Eric Chevillard - AE #2

Eric Chevillard a commencé par l’agonie, avec son roman Mourir m’enrhume, en 1987. Ces textes sont incongrus, volubiles et furieux. Ils se situent ailleurs, dans l’enfance, l’animalité, la folie. Il publie L’Autofictif, blog sur internet, trois billets pour chaque jour, un voyage délicieux. Dernièrement Dino Egger et la réédition de son roman Le Vaillant petit tailleur. Parenthèse téméraire. l-autofictif.over-blog.com

 

L’Autofictif est-il un jogging cérébral pour maintenir votre bonne santé mentale ?
J’essaie plutôt d’entretenir ma folie.Je m’empresse d’ajouter que je ne méconnais pas la douleur inhérente à la vraie folie ni qu’elle est un enfermement atroce, certainement  pas ce feu d’artifice de l’imagination telle qu’on aime à se la représenter depuis l’époque romantique. Il n’en reste pas moins que l’écrivain joue avec ses démons, il les provoque, il les fait travailler plutôt que de les museler comme le commande le sens commun et la sécurité publique.

Une catharsis ?
Mon journal est une fausse autofiction, une autofiction fictive… pardon si le concept se dérobe un peu à l’entendement. Il ne s’agit pas de guérir. Je me méfie ainsi de la cure psychanalytique comme de l’absolution chrétienne. Si je suis guéri et si en plus je suis absout, alors que reste-t-il de moi ? On aura plus vite fait de me lobotomiser et plus vite fait encore de me désintégrer au bazooka.

Votre langue semble vivre toute seule, comme si vous étiez possédé.
La logique est poussée à bout dans mes livres ; alors en effet elle s’emballe ou s’endiable et je suis bien le sujet à ce moment-là d’une espèce de transe, mais, j’insiste là-dessus, une transe de l’esprit qui se grise consciemment de ses excès, de cette transgression de la raison, de cette liberté presque absolue qui est la mienne quand j’écris.

D’où vient ce sens de la digression ?
De cette liberté même, sans doute. Pour en profiter, pour en jouir le plus longtemps possible, je ne dois pas cesser d’écrire. Il me faut donc éviter de rallier le point B depuis le point A par le plus court chemin, lequel est, comme chacun sait, la très ennuyeuse ligne droite que je n’emprunte que pour aller faire mes courses et surtout pour en revenir, lourdement chargé.

Votre journal L’Autofictif est-il réellement tenu au jour le jour ?
Je prends dans des carnets des notes qui ne relèvent pas toutes du journal au sens strict : réflexions diverses, spéculations et paradoxes, observations, aphorismes... Le soir, quand je publie mes trois fragments quotidiens sur le blog, j’aime qu’ils obéissent à une petite organisation secrète. Je puise en tout cas dans les notes récentes, certaines peuvent dater de quelques jours, rarement plus. Si j’attends trop, je m’en déprends. Chaque année, ce journal paraît en volume aux éditions l’Arbre vengeur. Je sais donc qu’il sera lu dans la continuité par certains lecteurs. C’est pourquoi je l’envisage d’emblée comme un livre, avec des figures récurrentes, des effets d’attente, et même, d’une certaine façon, des personnages (je suis l’un d’eux).

Avez-vous des hallucinations ?
Il m’est arrivé de croire que je répondais à une interview littéraire pour un magazine spécialisé dans les questions de santé mentale. Alors j’ai senti vaciller ma raison. Je ne vous cache pas que j’ai eu très peur.

Savez-vous quel est l’auteur de cette phrase et ce qu’elle veut dire ? «  L’enfant confond sa peur avec la faim du loup. »
J’en suis l’auteur et j’espère bien qu’elle ne veut rien dire d’autre que ce qu’elle dit. Il ne manquerait plus que mes phrases aient la prétention de signifier des choses à mon insu !

Cet auteur est-il obsessionnel ?
L’obsession est le nom médical du comique de répétition, non ? Mes personnages le sont souvent, cela me permet de pousser au bout cette exploration des limites qui est une des tâches que l’on pourrait assigner à la littérature, me semble-t-il.

David Hume disait que si nous sommes sûrs le matin de retrouver les choses à la même place, ce n’est qu’une habitude…
Donc, une de mes pantoufles sous le lit – mais l’autre ?

Êtes-vous bavard ?
(silence)

Que signifie « EPSM » pour vous ?
Serait-ce le nom d’une île croate ? D’un volcan islandais ?

«  J’écris toujours plusieurs versions successives de mes livres, la première au stylet sur une tablette d’argile, la seconde à la plume d’oie, la troisième au stylographe, la quatrième au crayon à bille et la dernière directement sur ordinateur. » Pour vrai ?
Je me suis toujours demandé pourquoi cette question passionnait tant les gens, savoir comment ou plutôt avec quoi l’on écrit. Quelle importance, pourtant ? Cette information n’apprend rien sur l’art d’écrire ni n’apporte aucune élucidation sur le contenu des textes. Mais bon, je vais satisfaire votre curiosité. Hélas, je suis un pauvre homme de passage, j’écris avec l’ongle, dans la poussière.

«  J’ai compté 807 brins d’herbe puis je me suis arrété. La pelouse était vaste encore.  »
Un commentaire ?

De même, la littérature selon mon goût commence là où la vie s’arrête parce qu’elle ne peut aller plus loin, faute de moyens, de puissance, parce que la mort la cerne, parce que les lois humaines qui s’ajoutent aux lois physiques l’entravent de mille liens. Pour continuer malgré tout, que faire d’autre qu’écrire ?

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