Édito - AE #08

Notre manière de nous alimenter nous apprend beaucoup sur la société dans laquelle nous évoluons, la famille dans laquelle nous vivons et le rapport intime que nous entretenons avec l'une et avec l'autre. Elle conserve aussi la mémoire de notre histoire sociétale et familiale qui s'est écrite au fil des générations. Ainsi les préparations culinaires gardent-elles la trace de nos origines : la Pologne ou le Maghreb, l’Alsace ou la Provence, les frites et la bière du Nord ou la saucisse et l’aligot de l'Aveyron… Notre rapport à l'alimentation se définit autant par ce que nous mangeons, par notre manière de manger, que par la valeur que nous accordons à l'acte de manger : plats élaborés à la maison ou achetés tout fait au supermarché ; repas pris à table en famille ou devant l’écran en solo ; pour un moment convivial ou par contrainte ; pour déguster ou par nécessité ; avec avidité ou pour maigrir…

Invité durant l’été à rédiger cet éditorial, je fus très honoré de la confiance qui m'était accordée et qui témoigne du bel attelage qui réunit l’EPSMAL et le GHIL sur le site de Saint Vincent de Paul. Je fus d’abord un peu inquiet d’assumer cette responsabilité : «qu’est-ce qu’un psy, quand bien même habitué à soigner des jeunes souffrant d'anorexie ou de boulimie peut bien raconter sur ce sujet ? » Aussi ai-je nourris ma réflexion de ce qui m’interpelle le plus dans ma pratique : « le culte de la maigreur ». Chaque époque impose ses canons de la beauté qui souligne une certaine évolution sociétale. Dans notre société moderne, le corps de la femme et  celui de l'homme répondent à des critères esthétiques largement influencés par la minceur et la musculature : jambes longues, ventre plat, seins hauts placés pour la femme ; épaules carrées, hanches fines et corps bodybuildé pour l'homme. Les sociétés occidentales ont associé à la silhouette des valeurs morales qui divisent hommes et femmes en deux catégories : les bons sont maigres et musclés, les « autres » sont gros et mous. Ce clivage laisse peu de place à l’incarnation d’autres morphologies dont la gamme esthétique ne se décline plus aujourd’hui que dans un périmètre réduit et le culte du corps maigre, sculptural et sans défaut induit une nouvelle obsession : celle de l'alimentation qui fait grossir. Paradoxalement, cette obsession alimentaire est née dans une société de consommation pléthorique ou tout est accessible immédiatement et sans limite, même si c'est aux prix « discount de la mal bouffe ».
 

Notre rapport à l'alimentation est donc complexe et nous voyons se profiler des comportements alimentaires emblématiques d'une certaine évolution de l'individu, de la famille et de la société. Ainsi pouvons-nous citer l'anorexie et tous les régimes auxquels s’essaie de plus en plus de monde, les phobies alimentaires, la boulimie, mais aussi les hyperphagies et autres grignotages pathologiques pouvant conduire à l'obésité ou encore l’orthorexie qui impose des règles alimentaires drastiques par obsession de consommer une nourriture saine.

Cette évolution dans notre manière de nous alimenter est le reflet d'une évolution psychique qui nous a fait passer en quelques décennies d'une organisation névrotique dominée par le refoulement du désir, à une organisation que Jean-Pierre LEBRUN appelle la perversion ordinaire et qui fait référence à la nécessité de jouir à tout prix et sans délai de tout. Avec Internet, notre société moderne offre un libre-service toujours plus immédiat et permanent qui maintient la confusion entre les besoins et les désirs. Tout est consommable, sans limite, ni différé. Nourris de tout, nous n'avons plus besoin de rien. Il n'y a plus de frustration, plus de manque. Cette évolution vers une société de la toxicomanie se décline au plan familial, dans la relation additive qui s'établit entre parents et enfants, et au plan psychopathologique ou les comorbidités entre psychose et addiction sont de plus en plus fréquentes. Bien qu’il faille se garder de tout anthropomorphisme, une étude récente a montré que des rats devenaient dépendants au sucre dont le pouvoir addictif été si puissant qu’il parvenait à remplacer une dépendance préalablement instaurée à la cocaïne.

Notre manière de nous alimenter est à la fois un symptôme de cette évolution vers l'addiction : plats hypercaloriques, boissons hyper sucrées, grignotages de chips, bonbons et autres aliments addictogènes devant l'écran, déstructuration des repas, perte de la convivialité, perte de la transmission d'un savoir cuisiner… Mais elle peut aussi être un levier thérapeutique particulièrement pertinent pour stimuler la créativité et la transmission d'un savoir dans les préparations culinaires, retrouver les rythmes faim/satiété en respectant les heures de repas, redécouvrir la convivialité et l'échange dans le temps passé à table, susciter le désir pour accéder au plaisir…

Bref, un programme ambitieux pour nos institutions et les professionnels de santés qui œuvrent pour les soins et pour  la réhabilitation de nos patients en grande souffrance psychique.

 

Professeur Vincent Dodin,
Chef de service Saint-Vincent de Paul (GHICL)

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