Carole Fréchette - AE #04

Carole Fréchette,
Québécoise et vit à Montréal. Ses pièces, traduites en dix-huit langues, sont jouées un peu partout à travers le monde. Sa dernière pièce, « Je pense à Yu », évoque l’histoire de Yu Dongyue, devenu malade mental après 17 ans de prison en Chine.

 

Comment avez-vous eu l’idée de cette nouvelle pièce « Je pense à Yu » ?
Je suis tombée sur l’histoire de Yu Dongyue en lisant le journal, un matin, en 2006, alors qu’il venait d’être libéré. Il avait été emprisonné avec ses deux amis 17 ans plus tôt, pour avoir jeté des oeufs contenant de la peinture rouge sur le portrait de Mao, pendant les événements de la place Tiananmen en 1989. Ce personnage m’a touché, car son geste impétueux lui a coûté sa jeunesse, sa liberté et sa raison. Il a perdu la tête à la suite des mauvais traitements subis en prison. On l’a attaché à un poteau pendant des jours en plein soleil. Il a été mis en isolement pendant deux ans. Deux années complètes dans une petite cellule sans sortir. J’ai donc effectué des recherches sur ce sujet. Dans mes pièces, je cherche à témoigner du monde dans lequel je vis, le monde au sens large, ses réalités politiques, géopolitiques, mais ce sont des réalités très abstraites et difficiles à traiter au théâtre. Je l’avais fait une première fois avec Le Collier d’Hélène. Il fallait cette fois
encore que je trouve un axe pour raconter ces trois personnages, en les intégrant à une réalité psychologique distanciée.

Vous avez donc eu l’idée d’un personnage ?
Le personnage principal dans la pièce est Madeleine. C’est une femme dans la cinquantaine, un peu en crise personnelle pour des tas de raisons (elle déménage, elle s’interroge sur son  existence…). Elle découvre un matin dans son journal un article à propos de la libération de Yu Dongyue… Elle demeure sidérée par ce destin terrible. Lorsqu’elle lit dans un journal la nouvelle de sa libération, elle cesse toute activité et se plonge dans l’aventure de Yu et de ses deux camarades. Depuis le continent nord américain, en plein hiver canadien, accompagnée de Lin (une jeune immigrée chinoise voulant apprendre le français) et de Jérémie (un voisin déboulé là par hasard), Madeleine détricote sa propre histoire et la re-tricote avec celle de trois jeunes chinois insouciants qui ont cru qu’on pouvait renverser l’ordre immuable. Jérémie, lui, pendant la tentative de révolution chinoise, prenait soin de son fils atteint d’une étrange maladie, une sorte de  trouble de la personnalité qui l’a rendu incapable d’évoluer normalement vers l’autonomie. Un enfant « né avec un manque », dit Jérémie, qui a mobilisé toutes ses énergies. Et Lin, qui avait
3 ans en 1989, que sait-elle de la répression estudiantine à Pékin ?

La pièce sera créée à Montréal au Théâtre d’Aujourd’hui, le 2 avril 2012. La pièce est construite en tension constante entre le destin de ces trois personnages fictifs aux prises avec leurs propres démons et le geste posé par trois hommes réels dans la Chine réelle de 1989.
Pour moi, le théâtre c’est le lieu par excellence de l’être humain, c’est le lieu de l’individu. Tous les jours nous lisons le journal, regardons la télévision, et le monde entre en nous. Mais que faisons-nous de ça ? Nous devenons presque immunisés, presque insensibles et pourtant il y a toujours des morceaux du monde qui nous touchent et conditionnent notre vie sans qu’on s’en rende forcément compte… Parfois d’ailleurs la réalité croise la fiction… Il se trouve que j’ai découvert que l’un des trois chinois habitait au Canada ! Je suis partie à sa rencontre, et j’ai découvert
les dessous de cette aventure personnelle et politique.

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