Jean-Claude Kaufmann - AE #16

Sociologue au CNRS, écrivain, Jean-Claude Kaufman est bien connu des medias pour ses ouvrages spécialisés dans la vie quotidienne. Aujourd’hui il réédite « La trame conjugale, analyse du couple par son linge » aux Editions Armand Colin, et replace ses premières analyses dans la problématique plus large de l’identité qui se vit parfois avec humour comme il l’évoque à propos des relations de couple ou de son expérience de « sociologue à la moustache », parfois de manière plus sombre avec la figure du « petit blanc électeur du FN »…

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Analyser le couple à travers son linge, cela fait rire au début, mais ensuite ?
Oui, mais c’est un rire un peu suspect. (…) Pour beaucoup de choses trop difficiles à exprimer ouvertement, nous utilisons l’humour et le rire. Les spécialistes de la conversation savent bien que l’humour permet un langage à « double-entente » : on dit sans le dire puisque c’est pour rire. Mais on le dit quand même, et qui veut comprendre comprend. Le linge révèle en fait des questions profondes, délicates et secrètes.

Plus sérieusement comment avez-vous enquêté ?
Ma méthode est ultra concrète. Nous nous racontons tous de belles histoires à propos de nous-mêmes, et c’est très bien ainsi, des sortes de fables de vie, mais qui s’éloignent souvent de la réalité (nous ne nous mentons pas vraiment, mais nous embellissons les choses !). En suivant la piste du linge, j’avais un repère très concret, qui ramenait à la réalité. L’écart était souvent impressionnant avec les « fables de vie ». Or les personnes qui acceptent de répondre à mes questions le font avec une très grande sincérité. Cette enquête leur a souvent révélé une autre histoire de leurs relations conjugales.
 

Le sociologue est donc une sorte de psychologue des codes sociaux ?
Oui, je m’intéresse de très près aux codes sociaux. Mais surtout,  (…) Il y a mille manières de faire de la sociologie. La mienne plonge dans les profondeurs de l’individu, et scrute au plus fin les relations intimes. Je me retrouve donc très près de la psychologie, au point parfois qu’on ne puisse plus trop faire la différence. Je travaille par exemple beaucoup sur les rêves éveillés, pour voir quel rôle ils jouent dans le mécanisme identitaire. Je travaille aussi beaucoup sur les émotions. Par exemple, la pénibilité qui est parfois ressentie à propos de certaines tâches ménagères n’arrive pas du tout par hasard (elle est d’ailleurs ressentie de manière très différente d’une personne à l’autre), et elle joue un rôle très précis. C’est très intéressant à analyser.
 

Pourquoi les « anecdotiques problèmes ménagers » ?
Jour après jour le couple construit une culture commune, notamment dans la conversation ordinaire, il s’unifie quotidiennement en parlant de tout et de rien. Mais il croit alors que l’unification est totale ou presque, or c’est faux, les deux individus restent eux-mêmes dans leurs profondeurs. Chacun a ses rythmes très particuliers, ses manies minuscules. Si l’on faisait une enquête systématique dans un couple, geste par geste, objet par objet (le tube de dentifrice, le rangement des chaussettes, la petite cuillère dans le pot de confiture, etc.), on verrait que partout il y a un affrontement continuel des différences. L’art du couple consiste à essayer de ne pas s’en rendre compte, à aller toujours de l’avant dans l’idée que l’on a construit un véritable monde commun. Mais parfois le contact avec la différence insupportable est trop brutal et surprenant ; ça explose. Dans beaucoup de couples, une cristallisation se produit sur quelques thèmes d’agacement qui sont un peu toujours les même, liés au quotidien, notamment aux questions ménagères. Ils deviennent les déclencheurs des crises. Ils ne sont que les déclencheurs, il y a beaucoup d’autres choses derrière bien sûr qui s’accumulent peu à peu, et qui sont les vraies raisons du divorce. Mais la crise à chaque fois part de là.

L’enfer conjugal et l’impossibilité du divorce, c’est d’ailleurs sur ce sujet que vous allez prochainement travailler ?
Oui, ma nouvelle enquête porte sur les situations où cela ne va plus du tout dans un couple, quand l’air y devient totalement irrespirable, mais que, pour une raison ou pour une autre, il est impossible de rompre, et que l’on est contraint de rester sous le même toit. Comment fait-on pour vivre dans cet enfer, dans un enfer conjugal ? Qu’est-ce qui empêche d’essayer de s’enfuir ? Et quand, sans être vraiment l’enfer, l’ambiance devient quand même très pénible à vivre, comment ça se passe dans la tête entre désir de fuite et ce qui empêche de changer de vie ?

Vous êtes vous déjà rasé la moustache ?
Oui, il y a quelques années, j’ai décidé de raser ma moustache. Pour des raisons toutes bêtes. Une simple curiosité (voir quelle tête se cachait derrière cette moustache, que j’arborais depuis plus de quarante ans). Et un agacement : être sempiternellement réduit à cette moustache. Le sociologue à la grande moustache ! Mais je suis autre chose qu’une moustache ! (Et je suis d’ailleurs autre chose qu’un sociologue aussi.) Le geste fut donc accompli. Très facilement. Du point de vue technique, ce n’est pas du tout compliqué de raser une moustache. Par contre, les effets psychologiques et relationnels sont forts et immédiats. (…) D’abord dans le rapport de soi à soi par miroir interposé dès le premier regard : j’ai pensé que j’avais une drôle de tête. Je ne m’imaginais pas du tout avoir une tête comme ça. Mais c’était ma tête, et il fallait bien que je m’y fasse.

Avez-vous déjà offert un fer à repasser à votre femme ?
Evidemment non ! Quand il faut en acheter un, eh bien il faut le faire, mais c’est bien sûr le pire cadeau que l’on pourrait faire à une femme !

Dans votre dernier ouvrage, « Identités, la bombe à retardement», (Textuel, mars 2014), vous poussez un cri d’alarme ?
Derrière la bonhommie apparente de nombreux candidats du FN se cache un projet politique qui nous mène bel et bien à l’abîme. D’abord et surtout, c’est ma conviction, à cause du nouveau mode de fabrication des identités dans la société contemporaine. Les identités sont en effet de moins en moins héritées, mais à définir désormais par l’individu lui-même, dans un travail permanent et très difficile d’arbitrage entre des possibilités en nombre croissant. Ce qui explique que les identifications soient devenues extraordinairement volatiles et changeantes, construites dans le mouvement des passions. Et d’autant plus explosives que les repères de l’existence deviennent flottants, et que monte la souffrance sociale et le déficit d’estime de soi, aggravés par la crise. Une tendance très forte et très inquiétante est donc la constitution de croyances collectives, religieuses ou profanes qui, en donnant des réponses simplifiées et totalisantes à l’individu, le restructurent psychologiquement, mais au prix de l’abandon de sa liberté. Tel est le mécanisme des sectes, qui se répandent actuellement dans des configurations diverses, tel est le mécanisme des communautarismes, qui n’en est qu’une variante. Toute une série de groupes sont en train actuellement de s’enfermer dans un entre-soi, avec une forte propension à désigner d’autres groupes comme boucs émissaires. Les dangers de cet engrenage sont considérables.

Mais les risques majeurs sont à mon avis dans la montée inexorable de l’immense mouvement que j’ai qualifié de national-racisme. Partout en Europe les aspirations nationalistes se renforcent, sous des modalités très diverses. Il est très frappant de constater la grande difficulté à définir et à fixer ce qui fait nation. On l’avait déjà vu lors du fameux « Grand Débat » sur l’identité nationale. Surtout parce que les yeux se tournent plus volontiers vers le passé, traquant d’illusoires racines, alors que l’identification nationale est avant tout un grand récit collectif inscrit dans le présent, en récriture permanente. Ce principe n’étant pas admis, la quête nationaliste dérive majoritairement vers l’idée tragique que certains Français seraient plus Français que d’autres. Des Français enracinés dans leur terroir depuis des générations, dits « de souche » ou parfois « petits blancs ». Alors, le socle identitaire parvient beaucoup mieux à se fixer. Mais au prix de conséquences désastreuses, parce qu’il y a eu glissement du nationalisme au racisme.

Le terme « petits blancs », à la mode aujourd’hui, est d’ailleurs très ambigu dans son intitulé, renvoyant à une couleur de peau alors que la quête essentielle est celle d’une francité imaginaire. Le petit Blanc ne sait pas s’il est d’abord un Blanc ou d’abord un Français. Il existe donc des Français qui se sentent plus Français que les autres. Or ils ne sont pas plus Français que les autres Français, absolument pas, pas d’un seul millimètre. Il ne faut pas confondre l’histoire d’un pays et l’identité nationale. La confusion est la même que pour l’identité individuelle : l’identité (individuelle ou nationale) ne doit pas être renvoyée aux origines, aux racines, à la mémoire, elle est une production de sens dans le moment présent. Certes cette mémoire est très importante, la France a une histoire, enseignée dans les écoles, qui permet d’élaborer collectivement le récit national. Mais ce récit change, la France de 1914 n’est pas la France de 2014, le récit est sans cesse réécrit, notamment par les nouveaux arrivants. Le petit Blanc électeur du FN n’est pas plus Français que les autres comme il aimerait le croire. Il n’arrive à s’en convaincre que par un mécanisme d’opposition et de rejet. Puisqu’il ne peut se définir positivement, la technique du bouc émissaire lui permet de créer l’illusion de l’unité et de la réalité du groupe, surtout si elle monte en intensité et en violence. Le coupable de tous les maux, c’est l’autre, l’étranger, le différent. Derrière les apparences de normalité républicaine et de bons sens populaire que le FN voudrait incarner, le processus à l’œuvre est celui d’un lent mais inexorable glissement vers le racisme, qui s’implante massivement dans l’opinion. Un racisme qui mène à la violence.

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