Bernard Stiegler - AE #11

Philosophe, Bernard Stiegler a participé le 14 mai 2013 à la troisième édition des Etats régionaux de la psychiatrie organisés par l’association Psy 3000, qui avait pour thématique les nouvelles technologies. Il explique ici sa réflexion sur les enjeux des mutations actuelles.

Vous avez créé il y a 8 ans Ars industrialis, une « association internationale pour une politique industrielle des technologies de l’esprit » : quel est en l’objectif ?
Par le biais de notre association, nous souhaitons ne pas laisser ces magnifiques technologies entre les mains du marché qui les exploite de manière très toxique… Nous pensons que nous pouvons en avoir au contraire des pratiques thérapeutiques, curatives, « pour le bienfait de l’humanité », c’est-à-dire en en ayant une approche à travers la culture et l’éducation.

Mettre en place une clinique contre facebook par exemple ?
Par exemple : Facebook, c’est crétinisant, c’est du vol de données, c’est de la grammatisation hypertoxique de cerveaux. Facebook est pour moi le symbole d’un neuro-marketing qui tend à substituer des automatismes technologiques au service d’actionnaires de grandes entreprises. Le danger aujourd’hui des technologies numériques est de provoquer la désidéalisation. Or comme l’écrivait Freud, sans idéalisation, il n’y a pas de désir, l’homme se met à subir son milieu, il ne se l’approprie plus pour le transformer. Pour devenir une personne singulière, nous avons besoin de pratiquer et non pas seulement d’utiliser les choses ; nous avons besoin de pratiques qui nous transforment. La singularisation implique de sortir du rapport instrumental. C’est par ce processus de « re-création » que nous exprimons notre singularité. Au bout du compte, nous avons intégré en nous-mêmes quelque chose de la culture commune, en l’enrichissant d’une nouvelle singularité. Ce « processus de co-transformation », d’échange réciproque entre la culture collective et les individualités, a été mis en évidence sous le nom de transindividuation par Gilbert Simondon (L’invention de l’imagination), un élève de Georges Canguilhem qui était très attentif à la médecine.

Quelles sont les souffrances psychiques qui en découlent ?
Cette panne de la singularisation, indissociable de celle de la trans-individuation, provoque des souffrances de plus en plus nombreuses et visibles dans notre société : solitude subie et sentiment d’inutilité, perte de sens, addictions ou recherche de sensations extrêmes pour se sentir exister (comme dans les cas « états limite » ou « border line » qui explosent depuis quelques années), hyperactivisme et burn out, ou au contraire décrochage total, aboulie et dépression… Toutes ces tendances sont symptomatiques des troubles qui saisissent l’individu contemporain face à cette panne, quand il n’arrive plus à se lier aux autres tout en se singularisant.
De plus en plus de gens vont consulter leurs psychologues en se plaignant de ne pas parvenir à s’habiter ; qu’ils s’agissent d’hyperactifs qui ne tiennent plus en place, ou de dépressifs qui se sentent englués dans un temps interminable dépourvu de sens, tous souffrent du vide qui est en eux. Quand les choses ne passent plus en nous, parce que nous les maintenons à distance pour pouvoir les utiliser (et non les pratiquer), nous restons vides à l’intérieur. Nous restons insatisfaits, parce qu’aussitôt consommées, ces choses s’évaporent et il ne nous reste rien : elles ne laissent rien en nous, et nous ne laissons rien en elles.

Que faire ?
Pour lutter contre cela il faut réarmer la critique sociale, la critique intellectuelle. Il faut que la psychiatrie, la médecine, la philosophie, la sociologie, l’économie se ré-emparent de toutes ces questions. On peut toujours renverser une situation. Les êtres sont clivés : une partie d’eux inclinent vers le mimétisme que cultivent les medias et le marketing ; mais une autre partie est capable de rebondir : il faut s’adresser à l’intelligence des gens. Le politique doit soutenir cette sociothérapie car la chose publique est le lieu de formation de l’attention et du soin –c’est-à-dire du désir comme investissement, ce que la financiarisation mise en œuvre par les néoconservateurs a liquidé.

/sites/default/files/styles/en_tete/public/2018-09/bandeau_AE11_un-pole-medico-technique-de-reference_epsmal.png?itok=-8aDf0Qg